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jeanpouly

Pourquoi Internet favorise le point Godwin ?


Etrange phénomène que l’on remarque vite sur Internet. Plus une discussion en ligne dure longtemps, par exemple sur les réseaux sociaux, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Hitler se rapproche de un. Ce constat est formulé dans ce qu’on appelle le point Godwin, en référence à Mark Godwin, un avocat américain qui a le premier formulé cette loi en observant les premiers échanges sociaux sur Internet dans les forums de discussion.

Ce point limite de la discussion est-il nouveau ?


Comme beaucoup de nouveautés du monde numérique, le point Godwin n’est qu’une version actualisée d’une réalité pré-existante. Dès 1953 le juriste Leo Strauss décrivait cet argument rhétorique qu’il nomma « reductio ad hitlerum » en critiquant cette forme de disqualification rapide de la pensée d’autrui. Ce point Godwin n’est donc pas propre aux mondes numériques et il est régulièrement atteint dans des échanges très sérieux comme dans les débats politiques. Une organisation à but non lucratif américaine, la Capitol Words («les mots du capitole»), permet à chacun de visualiser tous les mots ou phrases prononcés au congrès faire des comparaisons entre républicains et démocrates. Or depuis 1996, date des plus anciennes données dont dispose cette ONG, le nom d’Hitler a été prononcé 1 771 fois, soit plus d’une fois par semaine ! Preuve que ce point Godwin n’est pas l’apanage d’Internet.


Quelle est donc la particularité du point Godwin dans les réseaux sociaux et Internet ?


En fait, le point Godwin est très vite atteint sur Internet et ce, pour plusieurs raisons. La multiplication des échanges permise par les réseaux sociaux, la démultiplication des personnes qui lisent les messages et qui interagissent, l’anonymat des interlocuteurs, la brièveté des messages et l’immédiateté des échanges favorisent grandement la probabilité qu’une de ces personnes veuillent à un moment ou à un autre mettre fin à la discussion en ayant recours à une référence explicite à Hitler ou au nazisme. Ce recours au point Godwin est un alors moyen très utile pour disqualifier la pensée de l’autre car l’utilisation d’une référence absolue au mal associe, même symboliquement ce qui vient d’être dit ou écrit à ce mal absolu.

Son utilisation récurrente sur Internet donne même lieu à la distribution de “points Godwin” par les internautes, sous forme de petite image en forme de coupon que l’on peut poster dans la discussion, pour signifier à tous que celui qui a atteint le point Godwin est à court d’arguments. Mais l’utilisation abusive de ce point Godwin est telle qu’elle a été pointé du bout de la souris par les internautes qui appelle ce recours systématique au point Godwin, le point Wingod.

Enfin, il faut savoir que la référence à Hitler et au nazisme est très fréquente sur Internet sous d’autres formes que des messages écrits. Cela fait presque partie de la culture numérique. Le web pullule de parodies vidéo des discours d’Hitler, de son physique et de toute la symbolique du nazisme. En fait, les deux formes les plus présentes sur Internet sont d’une part cette limite morale indépassable et d’autre part l’humour, comme moyen d’exorciser cette norme symbolique du mal absolu.

Que nous dit cette utilisation fréquente du point Godwin sur Internet ?


Il faut d’abord comprendre pourquoi nous avons besoin de ce point limite. C’est une référence communément admise, (en tout cas en occident) au mal absolu. Les atrocités du nazisme perçues comme indépassables, en font une limite à laquelle on peut facilement se référer. Dans un monde sans limites, le point Godwin est donc très utile.

Rappelons ici qu’Internet est un espace mondial, facilement accessible et anonyme où chacun peut s’exprimer apparemment sans limites. Les internautes ignorent d’ailleurs souvent que ce n’est qu’une apparence car Internet est soumis aux mêmes lois que celles du monde réel. La diffamation, l’incitation à la haine raciale ou l’insulte sont punies de la même façon que dans la vie réelle.

La sur-utilisation du point Godwin sur Internet est sans doute aussi le signe que la nature même des échanges sur Internet est propice à cette forme de disqualification subite. Autrement dit que cette liberté apparemment infinie des échanges en ligne n’est pas forcément le signe d’une vrai qualité d’écoute, de respect et de compréhension mutuelle. Le fait d’avoir au sens propre du terme un écran entre l’émetteur et le récepteur, des échanges lapidaires et instantanés couverts par l’anonymat facilite le recours à des outrances, à des prises à partie et à des insultes qui immanquablement finissent par le point Godwin comme moyen facile de clôturer l’échange.

Pourquoi cette référence vieille de 70 ans que la plupart des internautes n’ont pas vécu ?


Stanley Milgram


Ce qui est le plus étrange c’est qu’Internet est quotidiennement le réceptacle de toutes les horreurs du monde qui y circulent encore plus ou moins librement. C’est là que les formes les plus contemporaines de la barbarie se jouent désormais en direct comme nous l’avons vu avec les exécutions d’otages par exemple. C’est là que circulent les pires images, vidéos et idées de la pensée humaines. Et pourtant, la référence à Hitler et au nazisme reste la forme ou le symbole indépassable du mal, comme si Internet d’avait pas pu inventer sa propre référence absolue. En fait, la loi de Godwin montre sans doute que sur Internet particulièrement, nous sommes tous plus ou moins le “nazi” de quelqu’un d’autre. Elle nous renvoie à la peur de nous mêmes, de ce que tout homme est capable de faire à l’autre, sur le modèle de l’expérience de Milgram qui montrait jusqu’à quel point chaque homme peut infliger à l’autre des horreurs sous la pression de l’autorité.



Tout cela n’est-il pas paradoxal ?

Effectivement et c’est souvent le cas avec Internet. Avec ce point Godwin, c’est un peu comme si voyons des nazis un peu partout mais le mal nulle part. C’est peut-être une manière assez facile pour chacun de botter en touche la question et la présence récurrente du mal dans nos sociétés en renvoyant les uns et les autres à une horreur passée assez virtuelle. Comme si Internet, nouvel espace de liberté, de progrès et porteur de nouvelles utopies pouvait s’affranchir de l’existence du mal, le regarder en face, plutôt que de l’enfermer vite fait dans un point limite virtuel ou dans une parodie.

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