Et bien je vais très vite mettre fin au suspens en répondant très clairement oui à cette question. Mais au delà de ce constat, cette question nous amène à réfléchir sur l’apport des techniques dans notre évolution cognitive car Internet et les outils numériques ne sont pas les premiers outils de l’histoire à avoir un impact sur notre cerveau. La pratique de l’écriture était déjà controversée dès le 5ème siècle avant JC par Socrate qui l’accusait de nuire à la mémorisation. L’arrivée rapide et massive des ces multiples outils numériques dans nos vies que sont le mail, Internet ou les smartphones pose de nouveau cette question avec un nouvel éclairage, celui des neurosciences, qui sont également en plein essor et qui commencent à donner certaines réponses sur la façon dont notre cerveau évolue.
Pourquoi Internet et les outils numériques modifieraient-ils le cerveau ?
Nous avons déjà depuis longtemps que le cerveau n’est pas une matière inerte et figée mais que cette véritable unité centrale de l’être humain, pour filer la métaphore informatique, est d’une très grande plasticité, que les connexions neuronales évoluent tous les jours et que la stimulation du cerveau déclenche la création de nouveaux circuits de neurones. Cette stimulation permet le processus classique de l’apprentissage et cela a permis à l’être humain de s’adapter et d’évoluer. Les outils numériques étant de puissants stimulateurs, ils participent, comme d’autres éléments, à la modification de notre cerveau. D’ailleurs, plusieurs expériences scientifiques comparant des internautes débutants et expérimentés confirment que de nouveaux réseaux neuronaux se forment chez ceux qui sont plus expérimentés.
La vrai question n’est-elle pas celle de l’impact des outils numériques sur notre mémoire ?
active brain
Effectivement. Savoir que le numérique modifie notre cerveau n’est pas en soi très étonnant. La vrai question se situe dans la lignée des réflexions sur ce que le philosophe français de Bernard Stiegler appelle des prothèses mémorielles et ses rapports à la définition même de l’être humain. Car sans mémoire, l’être humain n’existe plus vraiment. Et avec une mémoire augmentée, amplifiée voir totalement externalisée, que restera t-il ce qu’on appelle aujourd’hui un être humain ? On touche là aux limites que propose le transhumanisme. Grâce aux neurosciences, on sait aujourd’hui que les outils numériques agissent sur les différents types de mémoires. Selon les scientifiques l’un des impacts du numérique sur les processus de mémorisation c’est que la mémoire de long terme, celle du stockage, est bien moins utilisée. Une étude a même démontrée que les gens retenaient moins bien les informations qu’ils pouvaient facilement retrouver sur leur ordinateurs. En fait, le cerveau possède des agilités et des facultés d’adaptation surprenantes ! Il comprend par lui-même que telle sorte de mémoire est moins utile. Il active alors d’autres fonctions et agilités du cerveau. On retient ainsi beaucoup plus le chemin qu’il faut prendre ou le processus qu’il faut suivre pour trouver l’information que l’information elle-même. Il est donc plus important aujourd’hui de développer de nouvelles agilités et compétences indispensables pour bien utiliser les outils numériques que de développer notre mémoire de stockage.
Si cette mémoire de stockage est moins utilisée qu’en est-il de la mémoire à court terme ?
Très clairement cette mémoire court le risque d’une surcharge récurrente voir d’une véritable saturation. D’ailleurs, on peut reprendre ici la comparaison avec un ordinateur. La mémoire vive, celle du processeur, qui doit traiter beaucoup d’informations en même temps est très sollicitée car on fait du multi-tâches, on passe de l’e-mail à la page web aux murs Facebook et au fil twitter, on répond à un SMS, on réfléchit, on traite l’information, on fait des recoupements. Bref, on jongle entre différentes tâches cognitives. Si la mémoire de stockage est potentiellement infinie, notre mémoire vive n’est pas très extensible.
Quelles sont les conséquences de ce déséquilibre des mémoires ?
Des chercheurs ont fait la comparaison entre des profils multi-tâches et mono-tâche et ils ont clairement mis en avant que les multitâches se déconcentraient plus facilement. Par exemple, ils s’intéressaient à des informations inutiles à la tâche qui leur était proposée. Cela peut être vu comme négatif mais aussi positivement cette déconcentration permet ce que l’on appelle la sérendipité, c’est à dire cette probabilité plus forte que l’on trouve quelque chose que l’on ne cherchait pas mais qui va se révéler très important. Par ailleurs il faut savoir que la lecture hypertextuelle est beaucoup plus consommatrice d’attention et ne facilite pas la mémorisation. Le cerveau reçoit beaucoup plus d’informations qu’avant mais n’a pas la capacité de tout mémoriser. Pour faire simple, on collecte plus d’informations, on la stocke moins, mais on la traite mieux.
Ne risque t-on pas de favoriser du coup une hyper-information  ?
Comme disait Albert Einstein, la connaissance s’acquiert par de l’expérience, tout le reste n’est que de l’information. Pour remettre les choses à l’endroit : nous collectons des données, qui une fois traitées deviennent de l’information et qui une fois vécues se transforment en connaissance. Internet ne produit donc aucune connaissance, il en permet ou en favorise, selon les cas, la production. Il faut savoir que nous sommes inégaux devant ce processus car nous sommes tous différents. Si vous êtes dotés d’une grandes capacités d’analyse et de synthèse, Internet va décupler votre activité cognitive. Inversement, vous risquez plutôt d’être submergé par les données, qui ne seront ni transformées en information ni bien sûr en connaissance.
Finalement quelles sont les enseignements à tirer ?
Ils sont très diverses. Le plus évident selon moi concernent l’éducation. Si le stockage de données et d’informations n’est plus vraiment un enjeu, que doit-on transmettre ? Des chemins ? des processus ? des agilités ? des compétences nouvelles ? Par ailleurs, l’exemple des calculatrices qui n’ont pas remplacé les tables de multiplication montre qu’il faut faire attention à ne pas faire table rase à cause des outils numériques. Certaines agilités fondamentales doivent toujours être transmises. Reste à savoir lesquelles. Ensuite, je cois qu’il faut apprendre à maitriser les outils pour ne pas les subir. Cela peut se traduire par apprendre à déconnecter, à varier les plaisirs entre la lecture profonde d’un support papier et la lecture « butinage » sur le web, entre utilisation des réseaux sociaux et les travaux manuels…Bref, varier la stimulation des différentes zones du cerveau et le laisser se reposer de temps en temps. La sur-stimulation engendrée par l’accès permanent à des smartphones et à des réseaux sociaux font que le cerveau a de plus en plus faim d’informations et qu’il ne sait plus se reposer, être dans le calme et le vide. Ce qui peut ensuite déboucher sur un burn out numérique ou produire ce qu’on appelle des « no life », ces ados qui ne veulent plus vivre dans la vrai vie. Il faut également être assez prudent dans l’utilisation des outils numériques avec les petits enfants car leur cerveau est encore en construction et que nous ne connaissons pas encore toutes les conséquences des outils et des écrans sur le cerveau. Pour conclure, je crois que nous devons apprendre à observer, à décoder, quels effets ces outils ont et font sur notre corps et notre esprit pour leur trouver la bonne place, c’est à dire celle que nous voulons vraiment leur donner.
Jean Pouly
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